04.06.2013 • Grandes marques

RSE et codes de conduite : l’échec des approches technocratiques

La catastrophe historique de Rana Plaza au Bangladesh a une nouvelle fois attiré l’attention du public sur les grandes chaînes d’approvisionnement globalisées qui caractérisent aujourd’hui l’industrie textile (mais aussi les industries électroniques). Elle est aussi venue mettre radicalement en question le modèle de "responsabilité sociale" promu jusqu’ici par les grandes marques. Les instruments mis en place jusqu’à aujourd’hui ont-ils jamais contribué à améliorer le sort des travailleurs en bas de chaîne ? La Boston Review contribue au débat.

Publié le 4 juin 2013

La Boston Review publie un essai important de Richard Locke, directeur du département de sciences politiques du MIT, qui a passé plusieurs années à étudier de près la manière dont Nike gérait, contrôlait et auditait sa chaîne d’approvisionnement. Une recherche qu’il a ensuite étendue à l’industrie textile en général.

Locke raconte comment, ayant commencé ses recherches convaincu de la nécessité et de l’efficacité des approches "privées" de type RSE pour défendre et promouvoir les droits des travailleurs dans les pays du Sud où les États ne sont pas suffisamment forts, il en est venu à la conclusion que ces approches ne débouchaient jamais que sur des améliorations marginales et ne remplaceront jamais la régulation publique.

Les années 1990 ont été un cauchemar pour Nike en termes de relations publiques. Travailleurs sous-payés en Indonésie, travail des enfants au Cambodge et au Pakistan, conditions de travail déplorables en Chine ou au Vietnam - tout cela a affecté son image de marque. Les dirigeants de Nike ont commencé par adopter une position de dénégation, en prétendant qu’ils n’étaient pas les employeurs des travailleurs concernés. Mais en 1992 l’entreprise a élaboré son code de conduite, lequel obligeait les fournisseurs à respecter un certain nombre de normes basiques en termes de droits des travailleurs. Constatant que les efforts initiaux n’amenaient pas les résultats espérés, Nike a considérablement musclé son équipe en charge des contrôles, massivement investi dans la formation de ses employés et de ses fournisseurs, élaboré des protocoles d’audit plus stricts, mandaté des firmes d’audit social externes pour contrôler ses propres audits internes, et dépensé des millions de dollars pour améliorer les conditions de travail dans les usines de ses fournisseurs. (...) Au vu de l’investissement de Nike en personnel, en temps et en ressources, on pourrait s’attendre à ce que les conditions se soient significativement améliorées dans les usines. Mais, même si certaines usines semblent avoir respecté entièrement ou quasi entièrement le code de conduite de Nike, dans de nombreuses autres les problèmes de salaires, de temps de travail et de santé et sécurité ont persisté.

Locke distingue également entre deux approches successives de la RSE et du contrôle des chaînes d’approvisionnement. Tout d’abord, l’accent portait davantage sur le contrôle du respect des normes édictées d’en haut par les grandes marques et sur d’éventuelles sanctions. Au vu de l’insuffisance de cette approche, les marques ont ensuite engagé une démarche basée sur le "renforcement des capacités" (capacity building) à la base - à la fois celles des ouvriers et de leurs managers dans les usines.

Locke conclut qu’en dernière instance, malgré des réussites ponctuelles et malgré tous les efforts sincères déployés, cette seconde approche n’a pas non plus réussi à amener des améliorations substantielles.

Les modèles de "renforcement des capacités" présupposent un scénario "gagnant-gagnant" dans lequel les améliorations apportées à une partie de la chaîne d’approvisionnement - par exemple en termes d’efficience dans les usines des fournisseurs - se traduiront en gains pour tous les acteurs de la chaîne. Mais ces gains sont rarement distribués de manière équitable ; souvent ils sont accaparé par le maillon le plus puissant.

[Un autre] présupposé de ces programmes est que les techniques de management produisent des résultats équivalents quel que soit le contexte local - ignorant combien les initiatives sont influencées par l’environnement social, historique et culturel. [Cela] a favorisé dans bien des cas une approche extrêmement technocratique du renforcement des capacités, avec à la clé des résultats très modestes.

Selon Locke, la cause de cet échec est à chercher dans la nature même des chaînes d’approvisionnement globalisées et des relations entre grandes marques et fournisseurs.

Il peut paraître raisonnable d’intervenir prioritairement au niveau des usines des fournisseurs. C’est là qu’ont lieu la plupart des violations des droits des travailleurs. Mais celles-ci résultent souvent pour une large part des politiques et des pratiques conçues et mises en oeuvre en amont, au niveau des distributeurs et commanditaires globaux. (...) Après des années passées à analyser des rapports d’audits, à visiter des usines et à interroger des centaines de cadres, de leaders d’ONG, d’élus locaux ou de leaders syndicaux à travers le monde, je me suis rendu compte que les mauvaises conditions de travail et le non respect des droits des travailleurs ne sont pas seulement - et même pas principalement - le résultat de mauvaises pratiques managériales et de mauvais comportements dans les usines. Bien plutôt, ils résultent de la manière dont les commanditaires internationaux répondent à des conditions dynamiques de marché.

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L’essai de Richard Locke est accompagné d’un ensemble de réponses et de réactions. Celles-ci émanent principalement d’universitaires, mais également quelques personnalités du monde économique.

C’est le cas par exemple de Hannah Jones, vice-présidente de Nike pour l’innovation et le "sustainable business". Elle met en avant dans sa réponse la nécessité d’investir pour les grandes marques dans le "capital humain" (dont les "droits des travailleurs" découleraient ensuite naturellement), dans le cadre de solutions "innovantes" développées dans le cadre de "partenariats entre parties prenantes".

Un discours qui consonne avec des approches en vogue telles le Sustainable Living Plan d’Unilever, mais dont on peut se demander s’il rompt réellement avec l’approche managériale ou technocratique dont Richard Locke dénonce les limites :

Je suis tout aussi convaincu que [Hannah Jones] de l’importance de modèles commerciaux créatifs, soutenables, innovants. Mais il faudra davantage que de l’"innovation" pour nous faire sortir de la situation actuelle. Les nouvelles solutions techniques ou managériales ne sont pas suffisantes. Jusqu’à ce que les coûts et les bénéfices des activités économiques soient partagés parmi toutes les parties - grande distribution, marques globales, fournisseurs, ou travailleurs -, l’innovation ne produira que des résultats limités. Un véritablement changement requiert, certes, une conversation d’un type nouveau entre parties prenantes. Mais cette conversation doit porter avant tout sur une meilleure distribution des gains obtenus à travers ces modèles commerciaux globalisés et dispersés.

Olivier Petitjean

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Photo : adbusters cc by-nc

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